Kind of Kin, faites des parents pas des bébés !

Samir Taouaou, article sur l’exposition Kind of Kin, Metaxu, Toulon, 2018.

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Within the returned gaze

Marie Adjedj, à propos de l’exposition Within the Returned Gaze, Le Pressing, La Seyne-sur-Mer, 2016.

Les recherches d’Axelle Rossini ont pour horizon l’analyse des dispositifs qui structurent les conduites des individus en société.
Par « dispositif » nous entendons, dans la lignée de Michel Foucault, les discours, institutions, lois etc, ainsi que les relations que ces éléments entretiennent entre eux pour établir « des stratégies de rapports de forces ».
La démarche d’Axelle s’appuie sur l’observation des gestes et des milieux dans lesquels ils sont produits – généralement le monde du sport, du travail et de l’éducation – exploitant ainsi leur qualité d’indicateur social et politique.

A l’occasion de son exposition au Pressing, Axelle Rossini présente « Le héros à l’aile » et « Plateaux ».
« Le héros à l’aile » est la vidéo d’une séance de tatouage de l’eau-forte éponyme de Paul Klee, projetée dans un caisson recouvert de deux miroirs.
« Plateaux » est une installation qui repose sur la superposition, par le biais de deux miroirs, de deux vidéos montrant les répétitions et filages d’une compagnie de théâtre amateur.
Ces œuvres interrogent des types d’action qu’un individu est susceptible d’exercer sur lui-même pour s’adresser au regard de l’autre : le tatouage, et le jeu sur scène.
C’est à cette circulation des regards, analysée par l’historienne de l’art Kaja Silverman, que se réfère le titre de l’exposition. Dans The Threshold of the Visible World, Silverman reprend le postulat lacanien de la pulsion scopique dans la confirmation du soi, qui sous-tend que « être » est en fait « être vu », et ce dans une articulation serrée avec le contexte historique et social qui construit un champ de vision propre à une époque donnée.
Ainsi, si nous devenons sujet par le regard de l’autre, ce regard est lui-même modelé par un système structurant.

« Le héros à l’aile » et « Plateaux » ont en commun de faire usage des miroirs. Par-delà l’évocation d’une fonction scopique, ils permettent de fabriquer les images.
Le montage se prolonge dans l’espace réel, et génère dans le premier cas une mise en abîme, et dans le deuxième cas une surimpression, qui toutes deux produisent des agencements porteurs d’analyses.
Nous touchons ici au cœur de la démarche d’Axelle Rossini : les procédés techniques permettent de développer le potentiel critique de l’image, mais cela ne peut se faire sans la visibilité de ces mêmes procédés.
Ce parti-pris relève d’une éthique de l’image qui, associée à son devenir critique, résonne avec la théorie du théâtre de Bertolt Brecht. Le théâtre épique de Brecht repose sur une lisibilité des moyens scéniques employés et une distanciation des acteurs vis-à-vis de leurs personnages. Principes anti-illusionnistes qui sont autant d’outils nécessaires à la compréhension des mécanismes du pouvoir.

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UP TO DATE

Édouard Monnet et Ian Simms, extrait du catalogue de l’exposition Up To Date, Musée des arts, Toulon, 2015.

Nous pourrions qualifier l’approche d’Axelle Rossini comme relevant d’une éthologie du regard ou, plutôt, d’une éthologie par le regard. Ce mot, désignant une branche de la zoologie et de la biologie, convoque inévitablement un terme voisin dont il partage partiellement l’étymologie, emprunté cette fois au champ de la philosophie.
De fait, l’éthique et l’éthologie ont en commun de s’intéresser à une catégorie d’objets ancrées dans le réel, dans un milieu : les habitudes, les mœurs, les comportements, les agissement, etc. Dans son acception actuelle, la discipline scientifique se définit en tant qu’ « observation objective des relations intra spécifiques ».
C’est en effet l’observation minutieuse des gestes et des milieux dans lesquels ils sont produits qui est à l’origine de la pratique de l’artiste. Elle s’immisce discrètement dans le monde du sport, du travail, ou de l’éducation pour en observer des conduites symptomatiques réfléchissant les rapports de force qui les engendrent ou les conditionnent.

2 verticales, est une installation sonore qui donne à entendre un grimpeur chevronné décrivant à voix hautes ses gestes accomplis – en respectant scrupuleusement la temporalité de leur accomplissement – lors de l’ascension d’une voie d’escalade d’une extrême difficulté.
L’imminence et la contiguïté de la relation entre geste et langage offre au regardeur l’opportunité de se figurer mentalement la progression du sportif.
Sa précision et sa concision lexicales reflètent non seulement la très grande maîtrise de son effort physique mais aussi le caractère codifié – voir – normatif – des gestes exécutés et de la terminologie employée pour les désigner.

Dans Vélodrome, il est aussi question de sport de haut niveau : en l’occurrence d’un cycliste filmé à l’occasion d’un entraînement ayant pour perspective l’établissement d’un record de distance contre la montre.
La dimension à la fois linéaire et répétitive de son déplacement sur l’anneau, régulé par le coup de sifflet émis à chaque tour par le coach, est contrariée par la méthode de prise de vue.
La caméra, positionnée au centre du vélodrome sur un dispositif mécanisé, se meut latéralement sur un axe, dans le sens inverse du coureur, exemplifiant le caractère automatisé et réifié de sa posture.

François Chazel, dans son article Normes et valeurs sociales (Encyclopaedia Universalis) différencie ainsi normes et valeurs : « (…) les normes sont des règles de conduite, stipulant quelle est la conduite appropriée pour un acteur donné dans des circonstances déterminées, les valeurs (…) sont des critères du désirable, définissant les fin générales de l’action ».
Toute la démarche d’Axelle Rossini semble tendre vers une investigation de cet écart entre normes et valeurs.
Outre la précision et l’insistance avec lesquelles elle est menée, sa recherche est aussi caractérisée par une forme d’intégrité. Débarrassés du pouvoir de séduction dont on les croit toujours investis, le regard qu’elle porte sur ses médiums de prédilection est lucide, comme leur usage est empreint d’une radicalité maîtrisée.

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Gestes Critiques

Ian Simms, 2014.

Un couple de hyènes dans la cage d’un « centre de reproduction », un cadrage frontal à hauteur d’homme.
Au premier plan le grillage lourd de l’enclos sépare le regardeur des deux animaux. Un des animaux entame une série incessante d’allers-retours longeant le grillage de la cage, d’abord dans sa profondeur, puis dans sa largeur, rallongeant son cou à chaque angle, comme pour frotter, marquer les extrémités de son territoire de captivité.
Ce geste régressif, répété à l’infini, hypnotique, d’une terrible tristesse, témoigne d’une stéréotypie induite par ce cadre disciplinaire.
Ce sont les gestes qui sont à l’origine du travail d’Axelle Rossini, les gestes en tant que symptômes. Qu’ils soient issus du monde du sport, du travail ou de l’éducation, cette réflexion sur le geste s’ouvre nécessairement sur les lieux et les rapports de force qui les conditionnent ; ce sont des gestes en tant qu’indicateurs sociaux et politiques.

Son premier champ d’investigation fut le monde sportif. Plusieurs œuvres, vidéos ou sonores y trouvent leur origine.
2 verticales (2012) est une pièce sonore. Un haut parleur surélevé diffuse la voix d’un grimpeur expérimenté qui retrace chaque geste accompli lors de son ascension d’une voie classée 8a. L’athlète décrit d’une voix neutre sa progression préalablement filmée par l’artiste qui par la suite retire les images, laissant seulement le strict équivalent langagier de ces gestes corporels d’un très grand niveau technique.
Les enjeux de cette pièce se trouvent dans l’écart entre la précision d’une langue de spécialiste absolument normée – mais souvent à la limite de la compréhension d’un regardeur néophyte – et les images mentales que l’artiste le laisse construire.

Dans la vidéo Vélodrome (2014), il s’agit de filmer l’entrainement d’un cycliste de haut niveau qui tente de battre un record de distance contre la montre.
La régularité et la constance sont des qualités requises pour ce type d’exploit sportif et le regardeur assiste à une série de tours de piste du vélodrome, cadencés par le sifflet de l’entraîneur qui indique à l’athlète l’exactitude de sa progression.
Les images sont produites par une caméra placée sur une butée au centre du vélodrome et montée sur un dispositif qui tourne sur un axe dans le sens inverse de celui du cycliste.
Les vitesses divergentes entre l’athlète et la caméra font que les deux se rencontrent de façon irrégulière à des endroits à chaque fois différents de la piste. Une irrégularité rythmée par le son strident et régulier du sifflet de l’entraîneur.

Les « modes d’action qu’un individu exerce sur lui-même » sont ce que Michel Foucault définit comme étant les techniques de soi et c’est bien la pensée de Foucault qui nous permet de penser le sport comme un espace non seulement où les techniques de soi et les processus de subjectivation sont constamment à l’œuvre, mais aussi comme « la rencontre entre les techniques de domination exercées sur les autres et les techniques de soi » ; ce que Foucault appelle «gouvernementalité».
D’autres penseurs – surtout ceux du continent nord américain – ont approfondi les concepts de Foucault en analysant les relations entre narcissisme et discipline ou encore la production de corps déviants par les technologies légitimées par le sport.
Le sport ne correspondant plus à une forme d’hédonisme, mais plutôt à un renforcement disciplinaire et à une re-puritanisation des comportements.
Ces notions spécifiques au sport s’entrecroisent avec un autre versant du biopolitique, l’éducation. Dans Surveiller et punir, Foucault étudie les quatre paramètres qui constituent le sujet scolarisé : l’espace, le temps, la ritualisation, le regard.

Axelle Rossini aborde quelques uns de ces principes dans son œuvre L’appel (2013).
Dans cette œuvre sonore l’artiste s’est immiscée au milieu de la classe d’une école primaire où elle a enregistré l’appel de présence des élèves.
L’appel, premier paramètre de ritualisation, est un moment à la fois d’individuation subordonné et de normativité générique où l’on oscille entre la nécessité – absolument singulière – de témoigner de sa présence physique par son nom, et la nécessité – éminemment générique – que ce témoignage rentre dans un cadre de gouvernamentalité disciplinaire.
D’autres aspects de la pratique pédagogique sont explorés dans d’autres œuvres telles que Coiffure (2013) ou Under 10 (2012). Dans la première, la relation normative entre langage et geste, déjà abordée dans 2 verticales, est explorée dans un cadre éducatif qui déborde sur d’autres notions de normalisation associées à la réification corporelle.
Les deux cadres disciplinaires – sportif et éducatif – s’entrecroisent dans Under 10, triptyque vidéo montrant une séance d’entrainement de football de jeunes garçons scolarisés.

Michel Foucault discerne, historiquement, deux cadres normatifs : le quadrillage disciplinaire et le système sécuritaire.
Dans le premier, il est question d’une technique qui agit directement sur les corps, qui « les pénètre, les travaille, s’applique à leur surface », tandis que dans le second elle agit indirectement sur l’individu et son corps en agissant sur son environnement ; le premier agit sur le joueur, le deuxième sur les règles du jeu.
Dans les deux cas, il y a une norme produisant une normalisation, mais avec des dispositifs, des objectifs et des intentions différentes.
Axelle poursuit ce que nous pouvons appeler son « exploration foucaldienne du geste » avec sa vidéo Cuisinier (2013) dans laquelle nous assistons à la préparation de frites dans la cuisine d’un restaurant.
Ici encore il s’agit d’un geste maîtrisé, professionnalisé, mais c’est aussi l’environnement étroit mais structuré qui agit sur la normativité du comportement et les gestes du cuisinier.
La prise de vue, frontale et neutre, cadrant l’espace réduit de la cuisine, a été coupée en deux. Les deux parties ont été très légèrement écartées laissant une bande noire horizontale séparant le torse du cuisinier – corps se déplaçant dans l’espace – du travail des mains et des gestes accomplis.

Agir sur le joueur ou sur les règles du jeu, directement sur le corps ou sur son environnement ? La dernière vidéo de ce corpus, La route du sel (2014), élargit le champ d’investigation au terrain du jeu.
L’environnement des sociétés de sécurité n’est jamais totalisable mais doit rester complexe, liminal, différentiel, afin de produire les rapports de force agissants.
La route du sel, un lieu comportant une plage, une réserve ornithologique naturelle, un parc d’attractions, un ancien salin industriel et une base militaire, évoque parfaitement le terrain de jeu de la société sécuritaire.
Un dispositif a été mis en place permettant à la caméra de filmer, à partir d’une voiture en mouvement, à la fois la route devant le véhicule ainsi que le bas-côté à droite.
La synchronicité de deux vues, l’une perpendiculaire à l’autre est donnée à voir en une seule prise sans montage ou post-production. La complexité géographique du lieu – deux bras étroits de terre bordés d’eau des deux côtés – et son urbanisme complexe sont parfaitement en adéquation avec la prise de vue et sa restitution.

Ce qui caractérise les prises de vues dans l’ensemble de ce corpus, c’est une intention d’objectivité, une volonté de constat documentaire. Une vidéaste à la troisième personne revendiquant, dans les mots de Harun Farocki, « le non-moi comme condition essentielle à son travail ». Toute subjectivité est évacuée pour permettre une concordance parfaite entre la caméra et l’œil du regardeur – grand principe régissant le cinéma et la photographie. Mais Axelle déstabilise cette concordance idéale en introduisant systématiquement un élément perturbateur qui amène le regardeur à rompre cette identification première avec l’appareil.
La bande noire scindant l’image dans Cuisinier ou les dispositifs utilisés dans Vélodrome ou La route du sel mais aussi l’utilisation d’une cimaise – dont l’image occupe la totalité de la largeur – pour projeter Hyènes et qui donne à l’image une objectalité spatiale, en sont des exemples.
L’absence des images dans 2 verticales, L’appel et Coiffure, stratégie plus radicale encore, amène le regardeur à construire ses propres images mentales. L’objectivité de la prise de vue se transforme en objectalité dans l’œuvre. La normativité des gestes de la vidéaste est ainsi déjouée.

Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy soulignent comment une différence est faite entre des œuvres « capables de ‘jouer avec elles-mêmes’ » et celles « comportant leur propre théorie ». Les vidéos et les œuvres sonores d’Axelle Rossini font partie de cette deuxième catégorie.
Son travail convoque plusieurs niveaux de lecture, tous très foucaldiens, qui dans leur ensemble, dans leur articulation, dans leur réflexivité, constituent – et c’est là un authentique tour de force pour une jeune artiste – une véritable critique visuelle.

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